Frank Boulben, Chief Revenue Officer de Verizon: « A guy with a funny accent » chez le géant mobile américain

Frank Boulben, Chief Revenue Officer de Verizon: « A guy with a funny accent » chez le géant mobile américain

Par Marie-Barbe Girard / Le 19 mai 2025 / Business

Faire le portrait de Frank Boulben, c’est un peu retracer l’histoire des télécoms depuis le début des années 90. Le Chief Revenue Officer (CRO) de Verizon Consumer Group, à la tête d’un chiffre d’affaires annuel de plus de 105 milliards de dollars, a fait ses armes chez tous les grands opérateurs de télécom et d’internet, de SFR à Vivendi, Orange, Vodafone, Blackberry et enfin Verizon. Une carrière hors normes, sous le signe de la révolution numérique.

L’épopée Vivendi

Frank Boulben ne se destinait pourtant pas aux télécoms. À la sortie de l’École Polytechnique, il choisit pour école d’application les Ponts et Chaussées et commence sa carrière comme consultant chez CVA. C’est au hasard d’une mission, au début des années 90, qu’il réalise que « la téléphonie mobile allait transformer nos vies ». Ni une ni deux, il rejoint SFR, en pleine dérégulation du téléphone fixe et hyper-croissance du téléphone mobile. C’est là qu’il est repéré par Jean-Marie Messier, aux commandes de l’ancienne Compagnie Générale des Eaux, renommée Vivendi. Frank Boulben prend le poste de co-CEO de Vivendi Net. « Durant la bulle Internet des années 2000, en trois ans seulement, j’ai vécu un cycle industriel complet : nous sommes passés d’une valorisation de zéro a 50 milliards d’euros, avant de revenir à zéro en l’espace de trois ans ! ». 

Frank Boulben est aux premières loges de l’aventure Vivendi. « Lorsque nous annonçons notre portail multi-accès [qui permet d’accéder à internet de son mobile, de son ordinateur et de sa télévision, ndlr] en partenariat avec Vodafone, le cours de Vivendi bondit de 15 à plus de 80 euros, raconte-t-il. Messier veut en profiter pour acheter des actifs, et annonce l’un des plus grands deals du moment, le rachat de Seagram, payé 100% en actions Vivendi ».

Seagram est un conglomérat canadien qui, en plus de ses activités traditionnelles dans les vins et spiritueux (revendues par Vivendi pour plus de 10 milliards de dollars), détient Universal Studios, Universal Music et des participations importantes dans Match.com et Expedia. « À l’été 2000, Vivendi s’apprête à faire une dernière acquisition, celle d’un groupe de Pay TV américain – c’est la dernière marche pour devenir le premier groupe de médias au monde, devant News Corp ! Mais le groupe est trop endetté, le marché se retourne, Messier est débarqué  ».

Frank Boulben a le nez creux, il quitte Vivendi juste avant la débâcle. Mais la réputation sulfureuse du groupe lui colle au corps : « je suis considéré comme un “Messier boy”, je n’obtiens pas un entretien, impossible de trouver un job en France ». Retour forcé à la case départ, chez CVA comme Partner pour créer une practice télécoms, media et technologie.

À New York, start-up vs opérateurs historiques

Ce retour dans le conseil sera de courte durée. Un an plus tard, Frank Boulben part à Londres comme patron de la stratégie puis du marketing chez l’opérateur historique britannique Orange. « J’y passe trois belles années, avant que France Telecom ne décide d’intégrer Orange dans ses opérations et que l’essentiel du Comité Exécutif ne décide de démissionner ». Direction Vodafone, où Frank Boulben reprend la politique commerciale du groupe.      

Après trois ans chez Vodafone, son ancien patron chez Orange, Sanjiv Ahuja, l’appelle pour lui proposer de monter une startup à New York. Le projet : racheter une société de satellites pour créer un réseau 4G aux États-Unis, focalisé exclusivement sur la vente en gros. En plein divorce difficile, et excité par ce projet un peu fou, Frank Boulben traverse l’Atlantique. La startup, Lightsquared [aujourd’hui Ligado Networks], a le vent en poupe : elle lève 3 milliards de dollars en moins d’un an, rachète la société de satellites, obtient la licence de la FCC (Federal Communications Commission), signe un accord avec l’opérateur américain Sprint pour déployer ses antennes radio sur leurs infrastructures et pré-vend 100% de sa capacité avant même que le réseau ne soit déployé.

L’avenir est rose… mais l’aventure tourne soudain au vinaigre. « Au moment où nous allions devenir opérationnels, le département de la Défense américain dépose une plainte auprès de la FCC au prétexte que nos fréquences interfèrent avec le GPS, en dépit de notre licence en bonne et due forme ». Aujourd’hui encore, Frank Boulben soupçonne que de grands opérateurs historiques américains ont fait pression sur Washington pour ne pas perturber le marché.

Le premier CMO de Blackberry

À nouveau sur le marché du travail, Frank Boulben est approché par Blackberry pour être le premier Chief Marketing Officer de l’inventeur du smartphone à clavier, si cher aux professionnels de l’époque. Dernière étape du recrutement : la rencontre avec son célèbre fondateur, Mike Lazaridis.

L’entretien commence mal : « Nous n’avons pas besoin de marketing », assène l’ingénieur visionnaire. La conversation diverge alors sur la mécanique quantique, un sujet que Frank Boulben avait étudié à l’École Polytechnique. « Nous avons parlé mécanique quantique pendant une heure ! se souvient-il en riant. À la fin de l’entretien, Lazaridis m’a dit : « Vous avez le job, vous saurez comment communiquer avec nos ingénieurs ».

Le Français travaille sur le lancement du Blackberry 10. Mais le groupe a pris du retard sur ses concurrents et Frank Boulben n’arrive pas à convaincre les développeurs d’applications. « Il était trop tard pour développer un troisième système en plus d’iOS et Android, nous n’avons pas pu revenir dans le jeu ». Après moins de deux ans chez Blackberry, il rejoint Rogers Communications, le leader du mobile au Canada. Il y restera trois ans.    

Verizon, le géant 100% américain

Verizon voit le jour en 2000 avec une belle campagne marketing (« Can you hear me now ? »), et croît en acquérant des opérateurs mobiles régionaux. « Le groupe s’est toujours focalisé sur la qualité de son réseau avec une formule stratégique simple : avoir le meilleur réseau du marché, le faire savoir, facturer un premium de prix et réinvestir les profits dans le réseau ».

Dans cette « machine de guerre opérationnelle », la stratégie et le marketing font longtemps figure de parents pauvres. Jusqu’en 2016 : « Le Board et le CEO – le leadership est 100% américain – réalisent que le marché est en train de changer, qu’il devient plus concurrentiel et que l’entreprise doit changer d’approche ». Qui mieux pour le faire que des cadres expérimentés venus d’Europe, où le marché est concurrentiel depuis plus longtemps ? Verizon prend la décision de recruter « three guys with a funny accent » : un Suédois, Hans Vestberg, ancien patron d’Ericsson, aujourd’hui CEO de Verizon; un Irlandais, Ronan Dunne, ancien patron de O2 au UK; et Frank Boulben, le Français de la bande. « C’était assez audacieux de la part de Verizon, et ça a fait un peu de bruit dans le microcosme des télécoms. Je ne pense pas que la même chose serait imaginable en France ou en Allemagne. Mais la greffe a bien pris et nous avons été accueillis à bras ouvert par les équipes ».

Verizon ne sert que le marché américain, et n’a pas l’intention de changer de stratégie : « aucun autre marché n’est attractif pour nous, toute acquisition serait dilutive ». Mais sur son marché domestique, l’opérateur sert près d’un foyer sur deux entre le mobile et l’accès à internet. À la tête d’une équipe de 1300 personnes, Frank Boulben est en charge du chiffre d’affaires de la branche « grand public » de Verizon, soit les trois quarts du chiffre d’affaires et 90% des profits de l’entreprise. À ce titre, il est le plus gros client mondial d’Apple et de Samsung, le premier partenaire de Google, le premier distributeur de Disney +.

L’interaction avec les fabricants de téléphones mobiles est particulièrement stratégique : « Plus de 80% des terminaux de téléphonie mobile aux États-Unis sont vendus par des opérateurs comme Verizon. Nous sommes le premier vendeur d’iPhone du pays – et dans le monde d’ailleurs ».  Au-delà de la connectivité, Verizon s’est repositionné comme une plate-forme de distribution de services par abonnement dans le contenu (Disney, Netflix, Warner, Apple, Google), la sécurité, les services financiers. « Cela a été une véritable révolution culturelle pour nos équipes » confesse-t-il.

« Échouer n’est pas rédhibitoire »

C’est un secret de polichinelle (bien qu’il n’ait jamais donné d’interview à ce sujet), Frank Boulben a été candidat malheureux à la présidence d’Orange après le départ de Stéphane Richard en 2022. « Mon ambition, c’était d’en faire un opérateur pan-européen. Les règlementations nationales et européennes ont créé un marché européen beaucoup plus concurrentiel et fragmenté que le marché américain. L’Europe le paie cher aujourd’hui, avec des opérateurs très peu rentables et avec une stagnation de leur valeur boursière depuis 25 ans », analyse le CRO.

Jusqu’à nouvel ordre, Frank Boulben restera donc aux États-Unis. Il y apprécie l’appétit pour le risque, à tous les niveaux de la société, et l’acceptation de l’échec : « la seconde chance n’est pas un mythe, échouer n’est pas rédhibitoire. Ce qui m’est arrivé après Vivendi en France ne me serait pas arrivé ici ». Alors certes, les Français gèrent mieux la complexité et l’ambiguïté, mais en contrepartie aux États-Unis, estime-t-il, la prise de décision est plus rapide. « Comme le disait mon ancien patron [Sanjiv Ahuja], un bon leader est celui qui prend beaucoup de décisions et très majoritairement bonnes ! ».

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