Entre trattorias familiales, églises baroques, cafés et librairies cultes, North Beach perpétue le charme d’une Italie en exil et l’esprit libre des années Beat. Ce quartier-village, à la lisière de Chinatown, avec ses adresses old school reste l’un des plus attachants de San Francisco.
C’est une carte postale qui ne jaunit pas. Blotti au pied de Telegraph Hill, entre Chinatown et Fisherman’s Wharf, North Beach déploie ses enseignes rétro, ses façades ensoleillées et ses ruelles pleines de vie. À deux pas des gratte-ciel du Financial District, ce quartier singulier, adossé à la Coit Tower, résiste au temps et aux sirènes de la gentrification. À la fois bruyant et paisible, bohème et populaire, vibrant et mélancolique, North Beach raconte un autre San Francisco : plus intime, plus européen, fidèle à son accent, son tempo et sa mémoire.
L’âme italienne

Ici, on parle fort avec les mains, l’espresso coule à flot et les vitrines des pâtisseries débordent de promesses. Au comptoir, quelques anciens échangent encore en ligurien ou en napolitain, tandis que les murs, tapissés de portraits fanés, murmurent les récits d’aïeux arrivés avec, pour tout bagage, une valise en carton. Entre la fin du XIXᵉ et les années 1930, les Italiens affluent et façonnent un quartier à leur image. Les pêcheurs génois jettent l’ancre près du port, les épiciers siciliens ouvrent leurs échoppes sur Columbus Avenue tandis que les boulangers piémontais laissent lever la pâte dans les arrière-boutiques. Une communauté soudée, marquée par la ferveur catholique, les traditions populaires et le goût du débat, devient vite l’un des piliers de la ville.
À faire : pour prendre le pouls de ce coin d’Italie, accordez-vous une pause au Caffè Trieste, à toute heure du jour, pour un cappuccino, une douceur… Et une tranche de vie locale. Premier bar espresso de la côte Ouest, cette belle institution fondée en 1956 est le repaire des habitants de North Beach et des poètes en quête d’inspiration. C’est ici, dit-on, que Francis Ford Coppola aurait écrit le scénario du Parrain, entre deux cafés -son studio de production étant installé juste en contrebas, dans l’emblématique Sentinel Building. Restée dans son jus, l’adresse offre un délicieux saut dans le temps : effluves de café, portraits sépia, habitués plongés dans leur journal. Un poste d’observation idéal pour capter l’âme de North Beach.
La vague beatnik

Dans les années 1950, une nouvelle révolution secoue North Beach : celle de la contre-culture. Le quartier devient le repaire des écrivains et artistes de la Beat Generation. Attirés par des loyers abordables et une atmosphère propice à l’expérimentation, tous trouvent refuge dans cette enclave bohème, ouverte à l’imaginaire autant qu’à la contestation.
Au cœur de cette effervescence, City Lights devient leur phare. Fondée par Lawrence Ferlinghetti, la librairie fait office à la fois de maison d’édition, de salon de lecture et de lieu de débat. C’est ici qu’Allen Ginsberg publie Howl, que Jack Kerouac lit ses textes à voix haute, et que s’invente une littérature sans balises ni frontières. Aujourd’hui encore, City Lights reste un lieu de pèlerinage : on y feuillette des textes radicaux, on grimpe à l’étage pour rêver entre les rayons, on y sent battre le cœur d’une époque éprise de liberté.
Juste à côté, le mythique Vesuvio Café – irrésistible bar art déco cher à Kerouac, Cassady et autres poètes de l’époque – prolonge cette mémoire un peu folle, entre une partie d’échecs, deux verres de negroni et un whiskey sour. Peuplé de reliques beat, de vitraux patinés et de nostalgiques de tous horizons, il tranche avec l’ambiance tapageuse du Broadway Strip voisin – vestige incandescent de l’underground local, où les néons criards des cabarets et clubs érotiques dévoilent la face débraillée et libertaire de North Beach.

À faire : s’offrir un sandwich et piocher quelques antipasti chez Molinari Delicatessen, charcuterie-épicerie artisanale qui régale North Beach depuis 1896. Puis filer grignoter au comptoir du Vesuvio, un peu plus bas dans la rue. Complet ? Direction l’autre trottoir, au Specs’ Twelve Adler Museum Cafe, plan B discret mais tout aussi savoureux. Bar-mémoire de la contre-culture, ce joyeux bric-à-brac ouvert en 1968 dans la veine beat fut autrefois le QG des écrivains, activistes et marins de passage. Le Specs’ cultive encore aujourd’hui l’éclectisme et l’esprit bohème de North Beach. Un lieu chaleureux et cabossé, comme on les aime.
À éviter : à l’exception de quelques pépites bien établies, mieux vaut prendre la tangente de Columbus Avenue pour fuir la nuée de touristes en goguette, les trattorias « nonna-approved » et les bars d’ambiance où l’on ne s’entend plus penser. Le kitsch y règne en maître : nappes à carreaux, serveurs déguisés en chanteurs d’opérette, noms italiens caricaturaux… L’ambiance est bruyante, le charme factice, et l’addition rarement justifiée. On gagnera à s’éclipser dans les rues voisines – Grant Avenue, Green Street – plus calmes, plus brutes, plus vraies. Là, l’esprit de North Beach se laisse apprivoiser au détour d’un café discret, d’un disquaire confidentiel ou d’une boutique vintage pleine de caractère.
Faire le plein de focaccias encore tièdes chez Liguria Bakery

Trait d’union entre les différentes communautés, Washington Square s’éveille dès les premières lueurs du jour. Passage obligé des touristes, noire de monde les soirs d’été et les week-ends ensoleillés, cette scène à ciel ouvert vibre au rythme des messes en italien et en cantonais à la basilique Saints-Pierre-et-Paul, des habitants du quartier, des écrivains solitaires, des figures fantasques et des vagabonds. Le matin, les gestes lents et gracieux des retraités de Chinatown, réunis pour leur rituel de tai-chi, dessinent une chorégraphie paisible sous les regards embués des touristes et des habitués installés sur un banc, à refaire le monde. Un peu plus loin, le Joe DiMaggio Playground – baptisé en hommage à la légende locale – réunit joueurs de bocce et enfants du quartier dans une joyeuse cacophonie.
À faire : débarquer de bonne heure chez Liguria Bakery, à l’angle de Washington Square, faire le plein de focaccias encore tièdes, puis s’installer sur un banc pour les savourer en regardant défiler le ballet des passants et des mamies chinoises en pleine séance de qi gong. Autre brillante idée : faire d’une pierre deux coups chez Mario’s Bohemian Cigar Store, une adresse familiale ouverte dans les années 1970 à la place d’un ancien marchand de cigares, juste en face du parc. On y sert des sandwichs chauds à base des fameuses focaccias de Liguria Bakery accompagnés d’un excellent café signé du torréfacteur Graffeo, une institution familiale du quartier dirigée par la quatrième génération depuis 1935.
À éviter : le kitsch pâtissier en embuscade ! Mieux vaut ne pas céder à l’appel des vitrines tape-à-l’œil de certains salons de thé italo-américains du quartier : cannolis dégoulinants, glaçages flashy, étouffe-chrétiens et cappuccinos douteux… Tout ce qui brille n’est pas or, et c’est bien connu : en cuisine comme en pâtisserie, rien ne vaut la simplicité… Ou un tiramisu de chez Mario’s Bohemian Cigar Store.
Prendre de la hauteur

Pour prendre un peu de hauteur et embrasser San Francisco d’un seul regard, grimpez sur le toit du parking Vallejo, à l’angle du poste de police. De là-haut, la ville se dévoilent à 360° : Downtown, le Bay Bridge, les collines de Telegraph Hill et Russian Hill se déploient en toile de fond, dessinant une San Francisco vibrante, éclectique, insoupçonnée.
Autre étape incontournable d’une balade à North Beach : l’ascension vers l’énigmatique Coit Tower. Érigée en 1933 grâce au legs de Lillie Hitchcock Coit – riche héritière excentrique fascinée par les pompiers – cette tour art déco en forme de lance à incendie, ornée de fresques inspirées de Diego Rivera, est devenue un emblème de la ville. La montée est raide, mais la récompense, au sommet, est à couper le souffle.
En redescendant par les escaliers de Filbert et de Greenwich, c’est un autre visage de Telegraph Hill qui se révèle : vues imprenables sur la baie, jardins suspendus, merveilles architecturales dissimulées dans la végétation. Et puis, ultime curiosité : les célèbres perroquets sauvages de Telegraph Hill, éclats d’Amazonie virevoltant dans le ciel de cet éden urbain.

À faire : cette balade vous a ouvert l’appétit ? Rien de tel qu’une pizza cuite au feu de charbon chez Tony’s, sacré champion du monde de la discipline, ou qu’un copieux cioppino, savouré dans une ambiance chaleureuse au comptoir de Sotto Mare, une adresse iconique de North Beach. La soirée continue au Bimbo’s 365, salle de concerts familiale quasi centenaire du quartier, où l’on vient écouter de la musique live dans un cadre rétro et plein de charme.
À éviter : parcourir North Beach au pas de course. Ce quartier ne se visite pas, il se vit. Vouloir enchaîner les adresses à toute allure, guide en main, c’est passer à côté de l’essence même du lieu : son atmosphère. Ici, la magie opère en flânant, en prenant le temps, à l’ombre d’une ruelle, au détour d’un vieux juke-box ou d’une partie de cartes improvisée. En douce note finale : Le vrai voyage commence quand on oublie l’itinéraire !
