« DOOM : House of Hope » de Anne Imhof, la contemplation d’un monde irréversible 

« DOOM : House of Hope » de Anne Imhof, la contemplation d’un monde irréversible 

Par Olivia Deslandes / Le 6 mars 2025 / Actualité

Quand l’écran géant entame le décompte des trois heures que dure la pièce, les spectateurs envahissent l’immense salle de la Park Avenue Armory. Ils ne savent pas où aller, ils évoluent dans cette sorte de hangar dans lequel sont parqués des SUV, dont la taille démesurée les replace à leur médiocre échelle. De jeunes performeurs évoluent au cœur de cette foule curieuse. Leurs visages sont impassibles. Leurs corps, libres et plastiques, projettent les contorsions d’un monde sans espoir, si ce n’est celui d’aimer… À en mourir. 

La troupe de performeurs dans le Wade Thompson Drill Hall, interprète « DOOM : House of Hope» au Park Avenue Armory. © Olivia Deslandes


« DOOM is my love letter to New York »

L’artiste allemande Anne Imhof écrit, avec cette pièce dérivée du Roméo et Juliette de William Shakespeare, une lettre d’amour à New York, un amour sombre dont elle trace la mélodie hypnotique. « I love you – I love you – I love you – I love you… ». Les sentiments sont chantés, sussurés, dansés mais il semble que l’amour ne soit jamais teinté de joie. Difficile d’accéder à quelque espoir, pourtant, durant les trois heures que (dé)compte la performance : nous voici les acteurs d’un drame aussi irréversible qu’irrésistible.

Levi Strasser et Sihana Shalaj, les deux interprètes de Roméo. © Olivia Deslandes

Une somme de talents éblouissants

À l’invitation de Pierre Audi, le directeur artistique franco-libanais du lieu, et sous la curation de Klaus Biesenbach, ancien directeur du centre d’art contemporain PS1, Anne Imhof bouleverse, comme à son habitude, les codes de la scène artistique. Une cinquantaine de performeurs – danseurs, skaters, musiciens, chanteurs – la plupart new-yorkais, articulent leurs talents au sein d’un décor nocturne qui n’est ni tout à fait un parking ni tout à fait une salle de concert.

Les corps se composent en scènes immobiles, images d’une grande beauté. Les bouches s’animent et déclament des textes de Jean Genet, des poèmes de Heinrich Heine, des scènes de Shakespeare… Les corps performent dans une lenteur irréelle, ils reprennent les mouvements de célèbres chorégraphes – parmi lesquels George Balanchine, Jerome Robbins ou Tino Sehgal – mais ils s’inventent aussi sous la direction de Josh Johnson. Et la musique, l’un des plus éblouissants ingrédients de cette performance, irradie. Sous la direction du Finlandais Ville Haimala, elle se décline : grâce infinie héritée du chant lyrique, râle animal ou furie électrique alternent avec Bach, Mahler ou Schubert.

Des performeurs, parmi lesquels Eliza Douglas, dans «DOOM : House of Hope», au Park Avenue Armory © M. Deslandes

Les interprètes sont émouvants alors même qu’ils apparaissent impassibles. Levi Strasser, alias Roméo, joue juste, en léger retrait, comme en écho à Juliette, interprétée par Talia Ryder, dont les chansons nous bercent à la fin du spectacle. Et Eliza Douglas, l’indispensable talent du dispositif performatif d’Anne Imhof – et son ancienne compagne -, est un Mercutio éblouissant. Mais, qui n’éblouit pas dans cette immersion spectaculaire ? Anne Imhof a l’intelligence de convoquer des personnalités intenses, dont les prestations prennent leur distance avec la notion de prouesse et viennent déclencher, souvent par leur étrangeté ultime, la curiosité puis l’émotion du spectateur. 


Anne Imhof, figure incontournable du performing art


Depuis la biennale de Venise de 2017, où elle obtient le Lion d’or avec la pièce Faust, qui a littéralement captivé l’attention du public, Anne Imhof est acclamée par la critique. Après avoir occupé la Tate Modern à Londres en 2019, avec Sex, le Palais de Tokyo à Paris en 2021, avec Natures Mortes, Tableaux Vivants, le Stedelijk Museum en 2022 avec Youth, la voici donc à New York, aux États-Unis, terre d’élection de la performance artistique. La foule présente à la première de Doom ne trompe pas : on y croise le gratin de l’art contemporain, à l’instar du photographe Tyler Mitchell, actuellement exposé à la galerie Gagosian, de Nadya Tolokonnikova, la fondatrice des Pussy Riot, ou de l’historienne de l’art RoseLee Goldberg, fondatrice de la biennale new-yorkaise dédiée à la performance.

Mais c’est surtout, la présence de Marina Abramović qui a valeur d’adoubement pour Anne Imhof. L’artiste serbe est en effet la référence en matière de performance. Elle est considérée comme l’une des pionnières dans la conception d’expériences participatives. En 2010, son projet A minute of silence, réalisé au MoMA, dans le cadre d’une rétrospective de son travail, avait marqué les esprits par son intensité. L’artiste de 78 ans poursuit plus que jamais son œuvre, multipliant les projets, particulièrement au travers de son institut, le Marina Abramović Institute (MAI), installé en Grèce.

Anne Imhof, « Natures Mortes », 2021, Palais de Tokyo, Paris. © Palais de Tokyo

New York s’affirme comme un des lieux d’effervescence de l’expérience performative. Il n’est pas étonnant qu’Anne Imhof y réalise aujourd’hui sa plus grande manifestation. « The Performa Biennal », qui promeut toutes les formes artistiques innovantes de performance live, y est d’ailleurs installée depuis 2005. Cette biennale propose une programmation internationale kaléidoscopique et s’intéresse à la conservation, l’exposition et l’archivage des différentes manifestations qui s’y produisent. La prochaine édition aura lieu du samedi 1er au dimanche 23 novembre prochain. 

The Invisible Dog, la performance au programme

Plus modeste, et néanmoins hyper attentif à l’émergence artistique, le centre d’art brooklynite The Invisible Dog développe une programmation au long cours dont la performance est un leitmotiv. Ainsi, les heureux connaisseurs foulent le pas de cet espace généreux lors de nombreux événements, à l’image de la série Catch, où les artistes ont toute la liberté de produire des expériences inter ou transdisciplinaires, mais aussi au travers d’autres programmes.

Raja Feather Kelly, « BUNNY BUNNY », Invisible Dog. ©Kate Enman

Ce mois-ci le chorégraphe américain Raja Feather Kelly prend possession du lieu du jeudi 13 au samedi 15 mars pour la création de sa nouvelle installation : « BUNNY BUNNY ». Il y est question de six lapins enfermés dans une maison qui «  cessent d’être polis et commencent à devenir plus directs ». La performance dystopique explore la rencontre entre la télévision et la réalité, les frontières entre la condition humaine et la condition animale, mais aussi la surveillance et le Maccarthysme.

Raja Feather Kelly, « BUNNY BUNNY », Invisible Dog. ©Raja Feather Kelly

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